TRADITION

(Published in Dictionaire Oecumenique de la Missiologie. 100 Mots pour la Mission,  Cerf/ Labor et Fides,  Paris/ Geneva 2001)

La Tradition (en grec, paradosis) est l'ensemble de faits historiques, de croyances, d'expériences, de pratiques sociales et religieuses et même de doctrines philosophiques ou de conceptions esthétiques, qui forment une entité transmise d'une génération à l'autre, soit oralement, soit sous forme écrite, voire même artistique. Par conséquent la tradition constitue un élément fondamental dans l'existence, la cohérence et l'avancement de la culture humaine, dans un contexte donné, quel qu'il soit.

Sur un plan religieux plus vaste, associant culture et culte, la tradition est en relation avec les pratiques religieuses, c'est-à-dire avec la liturgie d'un système religieux donné, plutôt qu'avec les croyances, qui en principe expriment ou présupposent ces pratiques, sans les exclure, bien entendu.

Dans le christianisme, paradoxalement, la tradition fut pendant une assez longue période, limitée à la forme orale de la foi chrétienne, ou plus précisément à sa partie non biblique, toutes deux transcrites et transmises dans la littérature chrétienne ultérieure ou par divers modes de communication d'une génération à l'autre. Ainsi, en est-on arrivé, après la Réforme et le concile de Trente, à définir la Tradition en l'opposant de façon dialectique à la Bible, opposition qui prit une forme caricaturale : Bible et / ou (et même contre) Tradition. Ce n'est que récemment, à partir du commencement de l'ère oecuménique, que la Tradition a pris un sens nouveau, plus large, conforme à l'interprétation authentique de l'Eglise ancienne. La Tradition n'a plus ce sens fragmentaire, lié à une seule fraction de la foi chrétienne. Elle renvoie à la foi tout entière, au-delà de la doctrine seule, et aussi au culte. Il est significatif que les deux principales mentions bibliques du terme, au sens de «recevoir» (grec paralambano) et de «transmettre» (grec paradokeo), telles que Paul les rapporte dans I Co 11,23 et 15,1-3 couvrent à la fois le kérygme (le coeur du message chrétien) et l'eucharistie (le coeur du culte chrétien). Ainsi, l'importance que le christianisme donne à la tradition met l'accent sur une continuité vivante avec l'Eglise des temps anciens, celle de la période apostolique. Derrière cela, on trouve la même détermination qui a conservé l'unité des deux Testaments, contre la tentative gnostique (Marcion) de rejeter l'Ancien. En ce sens, la Tradition n'est pas considérée comme s'ajoutant ou s'opposant à la Bible. Ecriture et Tradition ne sont pas traitées comme des choses différentes, deux sources distinctes de la foi chrétienne. L'Ecriture existe à l'intérieur de la Tradition, qui, bien qu'elle donne une prééminence unique à la Bible, inclut aussi des développements ultérieurs de la foi apostolique ; il s'agit là bien évidemment de clarification et d'explication, non d'additions.

Dans une formule de synthèse, la IVe Conférence de Foi et Constitution (Montréal, 1963),  traversant les frontières confessionnelles, a tenu que «...nous existons en tant que chrétiens grâce à la Tradition de l'Evangile (la paradosis du kerygma) attestée dans les Ecritures, transmise dans et par l'Eglise par la puissance du Saint-Esprit» (§ 45). La conception moderne (ou oecuménique) de la Tradition est à distinguer des diverses traditions locales ou régionales ou même temporelles, qui ne peuvent évidemment prétendre à une autorité universelle dans la vie de l'Eglise. Cependant, il y a une étroite relation entre elles : «Les traditions dans l'histoire chrétienne sont distinctes de la Tradition, bien qu'elles soient en lien avec elle. Elles sont des expressions et des manifestations en termes historiques variés de l’unique vérité et de l’unique réalité qu’est le Christ» (§ 47).

Dans la constitution dogmatique Dei Verbum, le second Concile du Vatican devait aussi affirmer la communication mutuelle entre Ecriture et Tradition : «Toutes deux jaillissant de la même source divine se rejoignent d'une certaine façon pour ne faire qu'une réalité et se diriger vers le même but" (n.9). Ce Concile scellait ainsi tout un courant représenté par la théologie du développement de Newman et les ecclésiologues allemands du 19e siècle. En juillet 1969, à Kampala, Paul VI affirmait que ses interlocuteurs «pouvaient et devaient avoir un christianisme africain», qui intégrât les valeurs propres au génie de la race noire. Mais il rappelait que l'Eglise qui est en Afrique «est catholique avant d'être africaine». Il réservait par là la fonction du Magistère dans la garde du «Dépôt», en respectant les diversités légitimes des peuples.

A première vue, le concept même de tradition semble contradictoire, puisque le Saint Esprit qui conduit l'Eglise dans toute la vérité (Jn 16,13) ne peut être limité par des valeurs traditionnelles : «Le pneuma souffle où il veut» (Jn 3,8). Si nous prenons au sérieux les principes trinitaires et eschatologiques de la foi chrétienne, l'Eglise est une koinonia manifestant par avance la gloire du Royaume de Dieu qui vient, allant de l'avant vers les eschata (fins dernières), dans une succession de Réveils*. Elle ne peut donc pas être conditionnée par ce qui a été fixé dans le passé, mises à part, bien sûr, la continuité vivante et la communion avec toute l'humanité, en fait avec tout le monde créé à la fois dans l'espace et dans le temps. Ainsi, la tradition se présente non comme une entité statique, mais plutôt comme une réalité dynamique; elle n'est pas une acceptation morte du passé, mais l'expérience vivante de l'Esprit dans le présent. En d'autres termes, elle est un principe relationnel, tout à fait incompatible avec tous les types d'individualisme et avec l'objectivisme au sens absolu et strict. Comme le dit G. Florovsky, «la Tradition est le témoignage de l'Esprit, la révélation incessante de l'Esprit et la prédication de la Bonne Nouvelle... Elle n'est pas seulement un principe de protection et de conservation, mais d'abord un principe de croissance et de renouveau.»

Cette interprétation dynamique de la tradition se fait en étroit accord avec les progrès de la terminologie missiologique moderne. Parmi le large éventail de termes et d'idées utilisés dans les discussions actuelles sur la Mission, comme Mission, conversion, évangélisation,  christianisation, témoignage ou martyria, seuls les deux derniers mots ont été unanimement retenus dans les milieux oecuméniques, pour qualifier une authentique mission chrétienne, tandis que les autres spécifient le courant évangélique de notre tradition chrétienne.

En outre, au regard de la vision moderne de la mission, on a soutenu récemment que l'expérience humaine est la seule approche du divin et l'unique soupape de sûreté qui peut résister aux excès de l'exclusivisme et de l'objectivisme en théologie et la revigorer. La variété des expériences humaines, les contextes sociaux culturels, économiques, politiques où elles s'élaborent excluent une théologie universelle qui s'appliquerait à la Mission. Celle-ci n'a que très peu à voir avec la tradition, puisqu'elle la localise et la temporalise. Aussi élabore-t-elle une théologie de la lutte pour la libération en vue d'un monde meilleur, une théologie de la spiritualité et de l'ascèse, une théologie liturgique. Dès lors, la Tradition, tout comme la théologie de la Mission devient contextuelle*. En contraste avec la théologie classique, la question qu'elle pose n'est pas tant de savoir si les positions théologiques sont ou non en accord avec la Tradition, ni même dans quelle mesure elles le sont, mais si elle ont une relation dynamique avec les données de notre monde d'aujourd'hui.

Cela se vérifie au niveau purement théologique : aucune référence de base ne peut faire autorité dans le dialogue, le témoignage commun, etc.. même si elle est attestée par la Tradition (Ecriture ou Tradition d'Eglise en général) - étant donné que toute expérience d'Eglise est conditionnée par un certain contexte : elle est par conséquent relative. Certains soutiennent que l'argument «à partir de la tradition» ne constitue plus un point de référence inébranlable et immuable dans les questions controversées touchant au témoignage chrétien - comme l'ordination des femmes ou le langage inclusif ou même la base trinitaire de la foi chrétienne... La remarque s'applique au dialogue en vue de l'unité visible ou du minimum requis pour un témoignage chrétien commun, efficace et fidèle à la vocation divine.

La théologie contextuelle, partant de l'Eglise, signe du Royaume de Dieu et de «l'unité donnée par le Dieu trine» conteste la capacité des institutions établies d'avancer sur la voie d'une communauté égalitaire d'hommes et de femmes, tant dans l'Eglise, que dans la société dans son ensemble. Des questions semblables peuvent être soulevées sur la relation de l'Evangile éternel avec toutes les cultures, finies par nature, et même de manière plus pointue, sur le dialogue du christianisme avec les autres religions vivantes ; elles tiennent pour acquis que la mission chrétienne évolue dans des contextes fortement influencés par la présence des croyants d'autres religions.

Il est donc naturel qu'on arrive à une meilleure compréhension et dans une certaine mesure aussi à une meilleure pratique de la Mission quand elle est la conséquence naturelle de la dynamique interne du Dieu trine, c'est-à-dire de la communion et de l'amour qui existent au sein de la Sainte Trinité. Ce fondement trinitaire ne prévient pas seulement l'Eglise contre toutes sortes d'attitudes impérialistes ou confessionnelles, dont nous avons fait l'expérience dans le passé. Il donne un sens nouveau et libérateur à la Tradition. Ion Bria l'exprime ainsi : «La théologie trinitaire met l'accent sur le fait que l'engagement de Dieu dans l'histoire vise à attirer l'humanité et la création en général dans cette communion avec la vie même de Dieu. Les implications de cette affirmation pour comprendre la Mission sont très importantes: la Mission n'a pas pour but premier la propagation et la transmission de convictions intellectuelles, de doctrines, de lois morales... autrement dit, ne procède pas d'une vision statique. Son but est de transmettre la vie de communion qui existe en Dieu».

Dans les milieux oecuméniques, cette vision dynamique de la Tradition a eu pour conséquence de ne plus concevoir la mission comme un simple prosélytisme* universel. C’est la redécouverte de l'authentique Eglise et de la théologie trinitaire, tout spécialement l'essor de la théologie de l'Esprit dans la missiologie.

 

                                                                  Petros VASSILIADIS

 

Orientations bibliographiques

Ion Bria, The Sense of Ecumenical Tradition: The Ecumenical Witness and Vision of the Orthodox. Genève: COE, 1991. - Yves Congar, «Christianisme comme foi et comme culture», in Evangelizzazione e Culture. Atti del Congresso internationale scientifico de missiologia. Roma 5-12 ottobre 1975. Rome : Pontificia Università Urbaniana, 1976, vol. 1, pp. 83-103. - «L'Ecriture, la Tradition et les traditions». Document de Montréal 1963, in L. Vischer (éd.), Foi et Constitution : Textes et Documents, 1910-1963. Neuchâtel : Delachaux & Niestlé, 1968, pp. 171-185. - G. Florovsky, «The Fuction of Tradition in the Ancient Church», GOTR 9 (1963), pp. 181-200. - R. Hoeckman, «A Missiological Understanding of Tradition», Angelicum, 61 (1984), pp. 649-670. - Konrad Raiser, Ecumenism in Transition. Genève : COE, [1991] 31996 (éd. allemande, 1988). - Petros Vassiliadis, «Orthodoxie und kontextuelle Theologie», Oekumenische Rundschau, 42 (1992), pp. 119-125. - K. Ware, N. Lossky and others, «Tradition»", in DEM. - J.Wicks, «Tradition», in Catholicisme, T. XV, col. 185-200 (1997) .

Corrélats

Apostolicité, Coutume(s), Culture, Education et mission, Modèles missionnaires, Témoignage commun des Eglises.